Court et intense, Terrasses de Laurent Gaudé nous plonge dans l’horreur du 13 novembre avec une poésie enivre et qui apaise. Un texte qui se lit vite et que vous invite à découvrir, même si j’ai pour ma part quelques réserves.
De quoi parle ce livre ?
« Terrasses ou notre long baiser si longtemps retardé » est un roman choral faisant défiler une galerie de personnages impliqués dans les terribles attaques du 13 novembre. On les découvre avant l’horreur, pendant et après. L’insouciance, le massacre puis le combat … Une fiction très très fortement inspirée de faits réels.
Mon expérience de lecture
Une fois n’est pas coutume, mon expérience de lecture est mitigée.
Je vous entends déjà vous offusquer … « Comment ? Cette écriture lyrique et puissante, cette faculté de mettre du beau pour conjurer l’horreur ? » me direz-vous… Oui, trois fois oui. Terrasses, comme tous les textes de Laurent Gaudé est un texte fort et ce serait mentir que de prétendre que je n’ai pas été touchée. J’ai été bercée par la mélodie de certaines tournures de phrase et j’ai plus d’une fois dû retenir mes larmes.
Mais … tant sur le fond que sur la forme, j’ai des réserves.
Sur la forme d’abord … Laurent Gaudé propose dans ce texte une véritable mosaïque de destins. On saute d’un groupe de personnages à un autre, avec quelques figures en fil rouge. Le procédé aide à alterner les points de vue et les lieux du drame. Mais cela nourrit aussi une sensation de confusion, voire de chaos. Lorsque j’ai su que le roman allait être adapté au théâtre, j’ai immédiatement pensé que ce texte y aurait toute sa place. Cet enchaînement de voix se prête selon moi davantage au théâtre qu’au roman.
Sur le fond, mais c’est très personnel, je pense que ce type de roman est arrivé trop tôt …
Car en théorie, il s’agit d’un récit de fiction. Mais pour avoir beaucoup lu de témoignages dans les semaines qui ont suivi les attentats, je me suis demandée si Laurent Gaudé avaient réellement créé ses personnages de manière ad hoc ou s’il avait romancé des témoignages existants. C’est cet aspect qui m’a le plus gênée. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser aux victimes de cette terrible soirée et un sentiment de malaise profond m’a envahie.
En conclusion
À relire dans 10 ou 15 ans…
Car pour ma génération, la génération des trentenaires qui ont été massacrés au Bataclan et sur les terrasses, ce texte arrive sans doute trop tôt. La plaie n’est peut être pas encore suffisamment cicatrisée. La douleur et le traumatisme restent vifs. Et autant le récit du V13 par Emmanuel Carrère m’a passionnée, autant le recours à la fiction pour évoquer cette nuit-là m’a perturbée. Je serais d’ailleurs curieuse de savoir comment les familles de victimes ont accueilli ce texte. Il faut bien se rendre à l’évidence : pour moi, il est encore trop tôt pour lire de la fiction sur le sujet.
En dépit des réserves que j’ai évoquées, je vous conseille la lecture de Terrasses, ne serait-ce que pour la force de ce texte si bien écrit et traversé par une véritable puissance de vie. Vivre et convoquer le beau pour contrer la mort. Opposer la barbarie et l’ignorance à la douceur de la littérature qui élève … N’est-ce pas au fond la meilleure manière de prouver que les fous n’ont pas gagné ?
D’autres livres sur les attentats du 13 novembre
Si le sujet vous intéresse, je ne peux que vous conseiller de lire les témoignages des victimes et de leurs proches, toujours si dignes et marquants. Je vous recommande aussi très très fortement le récit du procès du 13 novembre tel que vécu par Emmanuel Carrère.
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V13 – Emmanuel Carrère (excellent)
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Nos 14 novembre – Aurélie Sylvestre (je ne l’ai pas lu mais il est cité par Emmanuel Carrère)
Que lire d’autre de Laurent Gaudé ?
Honnêtement, tout ce que vous pourrez !
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Le soleil des Scorta (love love love !)
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Salina (énorme coup de coeur également)
Morceaux choisis
« Il aurait fallu s’embrasser tout de suite. D’emblée. Voler notre baiser à tout ce qui va suivre. Nous ne l’avons pas fait. Nous avions envie que cela dure. Plaisir d’emprunter des chemins de lenteur qui sont des détours de pudeur et d’amour mêlés. Nous ne nous sommes pas embrassées. Nous avons parlé, souri. Nous pensions que la soirée était à nous ».
« Bousculade. Tout est remué de panique. Qui comprend ce qu’il se passe ? Qui comprend qui sont ces hommes, venus pour tuer ? »
« Tout va trop vite pour l’esprit. C’est le règne des secondes. Le règne de la panique et de l’instinct de survie ».
« Alors je dis Julie, encore, je dis Julie pour brandir ta lumière. Je voudrais que tu sois soulagée d’avoir entendu ma voix. Nous nous sommes rencontrés en ce jour où les trottoirs saignaient, juste avant que tu ne meures, nous nous sommes parlé, touchés, j’ai dit ton nom, et il se pourrait bien que ce fût, Julie, la rencontre la plus importante de ma vie ».
« Je te demande pardon, ma fille. Je t’abandonne mais ce n’est pas ce que je voulais. Je te laisse à ton papa. Qui s’occupera de toi. Je te demande pardon pour tout ce que je ne pourrai pas t’apprendre, pour tous ces instants que je ne vivrai pas à tes côtés, pour mes bras que je t’enlève bien malgré moi. Tu dois grandir. Devenir une jeune femme forte et rayonnante. Qui fera son chemin et ses propres choix. Tu devras être libre, surtout. Car c’est de cela que je meurs. Ceux qui me tuent voulaient nous contraindre, châtier notre liberté mais je ne t’ai pas donné la vie pour que tu sois soumise, Lila. Chaque sourire que tu feras sera une victoire. Chaque verre que tu boiras à la terrasse d’un café, une revanche. Ton père t’apprendra. Je te demande pardon de t’obliger à grandir sans moi. J’aurais aimé, tant aimé, n’en doute jamais, ma fille, toute petite fille qui n’est plus à moi. J’aurais aimé t’aimer encore si longtemps » …
« Le peuple des blessés est immense. En premier marchent les victimes. Mais la foule est nombreuse derrières elles. Il y a ceux qui étaient dans l’immeuble d’en face et ont vu des gens courir et mourir. Ils auront peur désormais. Il y a ceux qui resteront hantés par une image, qui feront des cauchemars récurrents. Ceux qui vivent à Paris et chez qui une inquiétude nouvelle s’est déposée. Comme à chaque attaque. C’est la mémoire du sang, la mémoire de ces minutes de terreur où nos vies deviennent fragiles (…) Nous portons la mémoire de ces coups, de ces cris, de ces vies emportées. Chacun d’entre nous, dorénavant, aura le réflexe de regarder où sont les sorties de secours dans une salle de spectacle, de ne pas s’installer dos à la porte dans un restaurant, d’avoir de l’appréhension quand il y a trop de monde dans un grand magasin. Chacun d’entre nous se sentira abîmé, même s’il n’a pas été blessé ».
Lu à Oulx en août 2024
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