Grand Prix des Lectrices Elle | Lectures

Ici les femmes ne rêvent pas de Rana Ahmad : une lecture indispensable

19 octobre 2018

Il faut lire Ici les femmes ne rêvent pas, le poignant témoignage de la saoudienne Rana Ahmad.

Et surtout, il faut le faire lire !

J’ai récemment lu que l’ONU reprocherait à la France sa position sur le port du niqab. Selon l’ONU, une femme devrait pouvoir porter ce voile, au nom de la liberté religieuse. C’est profondément méconnaître la réalité des situations de tellement de femmes…

Ce livre tombe à point nommé. Il est essentiel, car il remet les points sur les « i » et nourrit une réflexion nécessaire sur ces sujets. Sans excès et avec beaucoup de nuances, au contraire. 

 

« Les rêves de Rachida, comme ceux de la plupart d’entre nous, ne seront jamais plus que des histoires qu’on se raconte pour se changer les idées dans un moment de tristesse. Il nous faudra inéluctablement y renoncer un jour ou l’autre. Pour une femme en Arabie Saoudite; il n’existe aucun moyen de les transformer en réalité » p.107

 

 

Pourquoi ce livre ?

 

J’ai eu le plaisir de lire Ici les femmes ne rêvent pas alors qu’il n’était pas encore publié. Je dois ce privilège au Grand Prix des Lectrices Elle, pour lequel j’ai lu ce récit poignant.

Je ne serais jamais allée spontanément vers ce livre dont j’appréhendais beaucoup la lecture. Peur de m’ennuyer, peur de tomber dans la caricature, peur de lire un livre trop ouvertement politique aussi. Comme j’avais tort !

C’est la beauté de ce Prix que de nous amener à lire des oeuvres très variées, pas toujours connues, et qui nous font lire différemment. Je suis reconnaissante au Grand Prix des Lectrices Elle, particulièrement cette fois-ci, de m’avoir fait lire ce témoignage qui est une grande réussite et qui m’a beaucoup plu.

 

Ca raconte quoi ?

 

En Arabie Saoudite, Rana grandit au sein d’une famille aimante et ne manque de rien. Chaque été, elle se rend en Syrie. Là-bas, les règles sont moins strictes et la fillette jouit d’une relative liberté d’aller et de venir. Le jour où son père lui offre un vélo, Rana exulte. Sur son vélo, elle goûte au plaisir de longues balades jusqu’au marché, les cheveux dans le vent, insouciante, heureuse …

Mais du jour au lendemain, et avec une brutalité terrifiante, le vélo lui sera retiré par son grand-père. Il lui deviendra interdit d’aller et venir seule et elle devra se voiler. Ce basculement soudain de l’enfant épanouie à la femme enfermée dans une prison de toile fait l’effet d’un premier coup de poing. Et d’une prise de conscience nécessaire.

 

Verdict

 

Une lecture indispensable !

Dans un style très maîtrisé, l’auteur nous livre le récit de sa vie entre oppression et espoir. De l’épisode du vélo, qui constituera le point départ d’une longue descente aux enfers, jusqu’à son arrivée en Allemagne, on suit l’évolution puis le combat de Rana. Le récit est riche. On vit d’abord le temps des illusions et de la résignation. Puis, vient le temps des questionnements face à l’insoutenable qui débouchent sur une prise de conscience qui fera sauter les œillères et reculer l’obscurantisme. Cette partie est particulièrement frappante car c’est l’illustration d’une émancipation par l’éducation, la maîtrise des langues et plus généralement par le savoir. Enfin, vient le temps de l’action, de l’insurrection silencieuse puis de la fuite vers la liberté. Rien n’est épargné au lecteur et c’est précisément ce qui fait la force de ce témoignage.

Rana Ahmad aborde également le rôle fondamental d’internet et des réseaux sociaux dans un monde en proie à la l’oppression religieuse. C’est grâce à internet que Rana découvrira, depuis sa chambre, les théories de l’évolution et remettra progressivement en cause l’existence même de Dieu. C’est grâce à la solidarité des réseaux sociaux qu’elle réussira à organiser sa fuite, puis sa survie.

Enfin, ce livre est une formidable mosaïque des comportements humains. Il y a l’amour inconditionnel du père, l’intolérance des frères, l’aveuglement religieux de la mère. Il y a aussi les hypocrites et les pervers qui tenteront de la piéger et d’abuser d’elle. Mais surtout, il aura les nombreuses mains tendues, la chaleur, l’entraide et la bienveillance tout au long du chemin. Il n’y a pas que souffrances et noirceur dans ce livre, il y a aussi de l’amour, du courage et de l’espoir. J’ai aimé cet équilibre et le message qu’il véhicule : rien n’est inéluctable pour un esprit libre.

 

Une rencontre avec l’auteur

 

 

 

J’ai eu le plaisir de rencontrer Rana Ahmad lors de son passage à Paris, lors d’une soirée organisée par son éditeur Globe. Il se dégage beaucoup de détermination et d’énergie de cette jeune femme de 32 ans. Elle est pétillante et drôle, forte malgré quelques fragilités évidentes lorsqu’on l’interroge sur sa famille. Mais surtout, son combat est remarquable. Menacée de mort, elle affirme que si elle est assassinée demain, elle voudrait avoir le temps de faire changer les choses avant.

Depuis son arrivée en Allemagne, Rana Ahmad a déjà aidé d’autres femmes à fuir l’oppression et est membre d’une association qui aide les ex-musulmans. 

J’ai aimé son message de tolérance et de respect, son engagement sincère pour aider les autres et son enthousiasme quand elle parlait de sa nouvelle vie de scientifique.

Je lui souhaite d’être massivement lue et entendue et beaucoup de succès dans l’écriture et la publication de son second livre, en préparation.

 
 

 

Pour quel public ? 

 

Ici les femmes ne rêvent pas est un livre à mettre dans toutes les mains, particulièrement dans celles de tous les bien-pensants qui militent pour laisser, en France, la « liberté » de porter le niqab dans l’espace public.  À bon entendeur !

 

Mes citations et passages préférés

 

« Chaque soir, je m’endors écrasée de fatigue et de bonheur. Les jours s’écoulent et se mélangent, j’ai sur les joues une mer où se mêlent les rayons du soleil et le vent produit par la vitesse de mon vélo, le ventre plein de sucreries, de ries qui me donnent des points de côté, des heures passées avec papa qui, exceptionnellement, n’est pas accaparé par son travail et a tout le temps de jouer avec nous, ses enfants, et de nous raconter des histoires ». p.33

 

« Je n’ose pas demander pourquoi nous devenons trop âgées à un moment donné, pourquoi quelque chose devient tout un coup haram pour nous et pas pour les garçons ». p.35

 

 
« Je découvre mon ignorance, je comprends à quel point j’en sais peu sur le monde, l’homme et l’univers. J’ai l’impression que ma religion, qui jadis était tout à mes yeux, s’est en réalité moquée de moi. Et j’ai de plus en plus fortement l’impression qu’on m’a volontairement maintenue dans la bêtise pour que je ne m’insurge pas contre le cadre rigide de ma foi ». p.138
 
 
« J’ai tant de deuils à porter. Je pleure la première fois où j’ai compris qu’en tant que fille, je n’avais aucune valeur : l’instant où mon grand-père m’a pris mon vélo et n’a trouvé que de la colère pour répondre à ma tristesse ». p.161
 
 
« A la douleur causée par la violence de mon frère succède une douleur psychique qui me fait remettre en cause tout ce qui est bon dans ce monde. Je sens grandir en moi la croyance qu’il n’y a pas de Dieu qui puisse me sauver, qu’il n’existe aucune grâce accordée par une puissance supérieure qui soit capable de nous amender et de nous redresser. Je comprends désormais, par toutes les fibres de mon corps, que je suis la seule à pouvoir me sauver. Qu’il sera infiniment difficile et même peut être impossible de le faire ! Je ne suis pas certaine d’en avoir le courage et la force. Comment quelqu’un qui se noie remonte -t-il à la surface quand ses poumons sont déjà pleins d’eau ? A quel moment atteint-il le point où il comprend qu’il n’a plus d’autre choix que d’abandonner ? » p.163
 
 
« Sans amour, il n’y a pas de mouvement dans le monde. Sans amour, nous sommes perdus. Il est la force grâce à laquelle nous dépassons nos propres frontières, celles que nous portons en nous-mêmes. Il est même capable d’annihiler l’effet des frontières externes, celles que l’on dresse avec des pierres, du barbelé et des lois. Mon histoire n’aurait pas été la même, elle non plus, sans l’amour de gens qui éprouvaient de l’empathie pour moi. Je n’aurais jamais réussi à m’enfuir. On peut appeler ça le destin. Ou le hasard. Mais commencement et à la fin de mon voyage, on trouve un amour qui me soutient. Il est au commencement d’un autre, ultérieur, il est en mutation permanente et ne perd pourtant jamais sa stabilité ».p.181
 
 
« Au revoir, Papa, passe une belle journée, dis-je. Ce sont les mots les plus banals que l’on puisse prononcer. Peux de ceux avec lesquels on prend congé pour toujours de la personne qui a le plus compté dans votre vie. Et c’est pourtant aussi la seule chose que je puisse dire à présent sans qu’il commence à deviner ce que cet au revoir signifie réellement ». p.197
 
 
« Je me rasseois et me mets à plier à la hâte l’abaya sur mes genoux. Je pose nonchalamment mon voile dessus. Alors seulement, je comprends combien ce que je suis en train de faire est important, quelle est la portée de mon geste ? C’est peut-être la dernière fois que je tiens mon niqab entre les mains. Je n’en aurai jamais plus besoin. J’observe ce petit morceau de tissu noir. Qu’il est insignifiant lorsqu’on le regarde simplement ainsi ! Un petit bout de tissu … Et pourtant, j’ai tant souffert en le portant » p.204

 


« Quand il n’y a pas de retour possible, l’avenir devient la seule chose à laquelle on puisse encore s’agripper – cela vaut pour tous ceux qui sont contraints de quitter leur patrie, pou quelque raison que ce soit ». p.269

 

Lu en octobre 2018 à Paris

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