C’est le roman de Paul Greveillac, Maîtres et esclaves, publié chez Gallimard, que je vous propose de découvrir aujourd’hui. Une lecture dense, exigeante mais aux multiples qualités pour un ressenti tout en contrastes.
Pourquoi ce livre ?
Maîtres et esclaves fait partie de ces livres vers lesquels je ne serais jamais allée spontanément. Le sujet ne m’emballait pas particulièrement quand j’ai débuté cette lecture, lu dans le cadre du Grand Prix des Lectrices Elle 2019. J’ai pourtant fait confiance aux membres du jury de février qui a sélectionné ce livre parmi trois romans proposés.
Quatrième de couverture
« Kewei naît en 1950 dans une famille de paysans chinois, au pied de l’Himalaya. Au marché de Ya’an, sur les sentes ombragées du Sichuan, aux champs et même à l’école, Kewei, en dépit des suppliques de sa mère, dessine du matin au soir. La collectivisation des terres bat son plein et la famine décime bientôt le village.
Repéré par un garde rouge, Kewei échappe au travail agricole et à la rééducation permanente. Sa vie bascule. Il part étudier aux Beaux-Arts de Pékin, laissant derrière lui sa mère, sa toute jeune épouse, leur fils et un village dont les traditions ancestrales sont en train de disparaître sous les coups de boutoir de la Révolution.
Dans la grande ville, Kewei côtoie les maîtres de la nouvelle Chine. Il obtient la carte du Parti. Devenu peintre du régime, il connaît une ascension sans limite. Mais l’Histoire va bientôt le rattraper ».
Ça raconte quoi ?
Avec Maîtres et esclaves, Paul Greveillac nous emmène dans une incroyable plongée dans la Chine de la seconde moitié du 20e siècle. À travers l’itinéraire de Kewei Tian, artiste né dans une famille de paysans du Sichuan, et sa fulgurante ascension jusqu’aux plus hauts niveaux du Parti, c’est toute la complexité de la Chine moderne qui est condensée dans cette fresque magistrale.
Et le style dans tout ça ?
Conquise par le style, moins par le rythme. Ce que j’ai préféré de Maîtres et esclaves, c’est l’écriture. Ce texte, aux forts accents lyriques, est merveilleusement écrit. Pour autant, le rythme manque de souffle et des lenteurs sont à déplorer. Globalement, il s’agit donc d’une lecture très exigeante, qui n’est certainement pas à la portée de tous.
Verdict
Dans une langue soignée, tantôt puissante, tantôt subtile, Paul Greveillac nous fait traverser trente ans d’histoire de la Chine. La plus grande force de ce livre tient dans ce portrait d’un pays dont, pour ma part, j’ignorais beaucoup. Un pays de contrastes et de contradictions, oscillant entre oppression et révolution culturelle, et dont les agissements d’un régime politique aux turpitudes multiples sont brossés avec beaucoup de justesse.
Au-delà de la toile de fond, c’est une réflexion politique et philosophique qui est proposée au lecteur. Qui sont les maîtres, qui sont les esclaves ? Celui qui se croit devenu maître n’est-il pas devenu en réalité une autre forme d’esclave ? Et ces esclaves, dans l’expression d’une certaine forme de liberté de pensée, ne bouleversent-ils pas la logique de domination dans un pays aux profondes mutations ? Quel est le rôle de l’art dans l’émancipation des opprimés ?
La seconde grande force de Maîtres et esclaves, comme je l’écrivais plus haut, c’est l’écriture.
Toutefois, ce livre a les défauts de ses qualités. L’œuvre est dense, parfois trop dense, et comporte beaucoup de longueurs. Sans rien sacrifier de la qualité de l’écriture ou des messages véhiculés, l’auteur aurait pu et sans doute dû produire un texte légèrement plus court. Beaucoup de digressions dans la seconde moitié de l’ouvrage n’étaient pas indispensables et alourdissent considérablement la lecture, qui en devient fastidieuse.
Mais si le lecteur s’accroche et parvient jusque là … la fin, quant à elle, est bouleversante…
Pour qui ?
Pour un public plutôt initié
Quelques passages et citations …
« Le brouillard faisait au monde une page blanche. Laiteuse. Opaque. Épaisse toile grisaille ou écran de fumée. Cadre vertigineux, étouffant de son vide toute velléité chromatique » (p.16).
« C’était son premier-né et sa gaucherie indolente, ses maladresses brusques ouvraient en elle de grandes brèches solaires. Un attendrissement pur » (p.27).
« Mais les rancœurs sont plus vivaces que les idéaux. Et si elles étaient larvées, les inimitiés, pour autant, existaient toujours sur le campus » (p.171).
« Parce que notre but est de bâtir la Nouvelle Chine triomphante, quiconque éprouve de la nostalgie n’a pas tué le bourgeois en lui. Kewei venait de relever la tête. Il se sentit directement visé. Il rougit. Parcouru de sueurs froides, il comprit tout à trac qu’il ne devait pas se laisser aller à la mélancolie du Sichuan. La nostalgie était réactionnaire. Et dangereuse ». (p.177).
« Il voulut noyer dans l’ivresse l’envie de regarder Li Fang. Au fond, surtout, il tenta d’assommer ses désillusions de vieux garde rouge, qui ne souhaitait plus voir si bien la vacuité hystérique de la Révolution culturelle dont il était le complice ». (p.260).
« Dehors, le soleil siphonnait l’espace, la pluie s’écroulait sur le monde, les gratte-ciel se creusaient dans des stalagmites d’or. La nature, de devenir folle, rendait son propre rythme caduc. Des millions d’années devenaient des secondes. Tout s’effritait. Et Kewei ne comprenait plus rien. Pourquoi, dans l’illusion de ne pas troubler de sa présence la perfection du monde, aspirait-il à s’effacer afin de regarder ce corps, ces membres, les liserés de ces veines, chacune d’entre elles un miracle d’ingénierie fragile, chacune d’entre elles digne d’une gratitude infinie ? Et le corps du peintre, comme d’une longue apnée, se souvenait des heures passées, allongé, le souffle maîtrisé, à observer les farouches hérons du Sichuan » (p.288)
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Lu en mars 2019