Pour cette dernière chronique de l’année, je vous parle de Par les routes de Sylvain Prudhomme. Un livre qui m’a happée dès les premières pages, saisie par l’intensité et la précision de son écriture et fait vivre une aventure singulière. Par les routes a reçu le Prix Femina 2019 et le Prix Landerneau des lecteurs 2019. Le roman est publié chez l’Arbalète/Gallimard.
Pourquoi ce livre ?
C’est la chronique d’Elisa, une amie bloggueuse (@lescarnetslecteurs ) qui m’a fait découvrir Par les routes. Car ni la couverture ni le titre ne m’aurait convaincue de lire la quatrième de couverture. Et encore moins de l’ouvrir. Heureusement, je ne me suis arrêtée ni à l’une ni à l’autre. Et j’ai rudement bien fait !
Ça raconte quoi ?
« Le monde se divise en deux catégories. Ceux qui partent. Et ceux qui restent ». (p.129)
Voilà qui résume assez bien le thème principal de ce livre. Sacha s’installe dans une petite ville du sud de la France afin d’y écrire un livre. Cette étape fondatrice dans sa nouvelle phase de vie va en réalité le ramener à son passé. À V., il va retrouver l’autostoppeur, dont on ne connaitra jamais le prénom, et que l’on comprend avoir été un temps son ami. Celui-ci semble rangé, avec Marie et leur fils Agustin. Pourtant, en dépit des apparences, l’autostoppeur ne parvient pas à rester en place, tout prisonnier qu’il est dans une vertigineuse fuite en avant. Sacha redevient alors, avec Marie, le témoin de ces errances, sans véritablement en comprendre le sens.
Contrairement à ce qu’annonce la quatrième de couverture, je ne trouve pas qu’il s’agisse d’une histoire d’amitié et de désir. En effet, il s’agit plutôt d’une histoire d’égoïsme, de recherche du bonheur par la fuite, de complexité des sentiments et de renoncement au profit de la facilité. Sans flamme ni étincelle. Sauf, peut-être, l’étincelle de la plume grave de Sylvain Prudhomme.
La quatrième de couverture
« J’ai retrouvé l’autostoppeur dans une petite ville du sud-est de la France, après des années sans penser à lui. Je l’ai retrouvé amoureux, installé, devenu père. Je me suis rappelé tout ce qui m’avait décidé, autrefois, à lui demander de sortir de ma vie. J’ai frappé à sa porte. J’ai rencontré Marie. »
Et le style dans tout ça ?
S’il ne fallait lire Par les routes que pour une seule raison, ce serait pour l’écriture de Sylvain Prudhomme. En effet, les premières pages ont été une véritable claque. Je les ai trouvées d’une justesse indescriptible. Mais également empruntes d’une certaine mélancolie, une tristesse sourde. Tout au long du livre, cette sensation ne s’est pas démentie.
Verdict
Commençons par le positif …
En bref, j’ai a-d-o-r-é l’écriture de Sylvain Prudhomme ! Je l’ai trouvée sensible, précise et pleine de poésie. J’ai été sincèrement touchée par ce récit et par beaucoup de passages que j’ai trouvés magnifiques.
Les personnages et leur psychologie de Par les routes sont travaillés et convaincants. Même si l’on ne parvient à aucun moment à pleinement comprendre les motivations de l’autostoppeur, ni son état d’esprit, on perçoit bien les émotions de chacun face à une situation en équilibre sur le fil précaire de la normalité.
L’histoire en elle-même était prometteuse. Tout comme les thèmes abordés. L’éloignement, le retour, la fuite en avant, l’égoïsme, l’incapacité à aimer normalement … Il y a dans les pages de Par les routes beaucoup de sensibilité et de délicatesse. De la profondeur aussi. C’est une oeuvre courte dont la dimension quasi initiatique m’a émue et fait réfléchir.
Passons maintenant aux points négatifs.
D’abord, c’est un problème de réalisme qui m’a interpellée. Est-il plausible qu’une personne exerçant des métiers d’artisanat à son compte parte par les routes tous les quatre matins ? Avec quel argent ? Même chose pour notre narrateur qui passe son temps à ne rien faire à part peindre, se balader et écrire (un peu). Les aspects financiers, il est vrai peu glamour, sont complètement passés sous silence. Il ne faut pas s’arrêter à cela me direz-vous. Certes ! Pourtant, pendant toute ma lecture, je me suis interrogée sur ce point et, plus globalement sur la crédibilité de l’histoire qui m’était contée. Petit bémol, donc.
Ensuite, le deuxième point, et celui qui sans doute m’a le plus gênée, est l’absence de réponses. La quatrième couverture et les premières pages évoquent des événements du passé entre le narrateur et l’autostoppeur que, page après page, on brûle de découvrir. Pourtant, je suis restée sur ma faim car aucune réponse n’est apportée. Bref, un petit goût d’inachevé qui m’aura privée d’un véritable coup de coeur.
Pour quel public ?
Par les routes est un livre que je recommande. À ceux qui aiment les personnages à la psychologie complexe. Ceux qui s’interrogent sur le sens de l’existence et sur la profondeur des relations à notre époque. Et, surtout, aux amoureux d’un style qui vous saisit dès les toutes premières lignes.
Quelques passages et citations
« L’esseulement ne m’effrayait pas. J’ai toujours eu, dans la solitude, d’intenses moments de joie, qui alternent bien sûr avec d’intenses moments de tristesse, mais tout de même : je suis d’une nature globalement disposée au bonheur » (p.10).
« J’aime et je redoute à la fois l’idée qu’il existe une ligne d’ombre. Une frontière invisible qu’on passe, vers le milieu de la vie, au-delà de laquelle on ne devient plus : simplement on est. Fini les promesses. Fini les spéculations sur ce qu’on osera ou n’osera pas demain. Le terrain qu’on avait en soi la ressource d’explorer, l’envergure de monde qu’on était capable d’embrasser, on les a reconnus désormais. La moitié de notre terme est passée. La moitié de notre existence est là, en arrière, déroulée, racontant qui nous sommes, qui nous avons été jusqu’à présent, ce que nous avons été capables de risquer ou non, ce qui nous a peinés, ce qui nous a réjouis. Nous pouvons encore nous jurer que la mue n’est pas achevée, que demain nous serons un autre que celui ou celle que nous sommes vraiment reste à venir – c’est de plus en plus difficile à croire » (p.11).
« À V. je comptais mener une vie calme. Ramassée. Studieuse. Je rêvais de repos. De lumière. D’une existence plus vraie. Je rêvais d’élan. De fluidité. D’un livre qui viendrait d’un coup, en quelques semaines à peine. D’une fulgurance qui soudain serait là, récompense de mois de patience. J’étais prêt à l’attendre. J’aime l’idée du labeur. J’ai de l’admiration pour cela : l’obstination, l’entêtement, l’endurance » (p.11).
« La juste dose d’isolement qui me permettrait enfin de me ramasser, de me reprendre, peut-être de renaître » (p.12).
« J’ai pensé : on voit mieux dans le peu. On vit mieux. On se déplace mieux, on conçoit mieux, on décide mieux. J’ai savouré la pensée que ma vie était là désormais. Le fatras de mes quarante années d’existence réduit à cette somme d’objets sur une étagère » (p.23).
» « Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues. Il revint. » Vertige du temps dilapidé, de l’écheveau des ans dévidé d’un coup. Bouleversement de toute une vie humaine réduite par l’accélération désinvolte de Flaubert à cela : un départ, un retour. Le voyage d’un homme destiné de toute façon à passer, comme tout passe » (p.58).
« De toute façon avec les mots c’est toujours pareil, elle souriait, le sens glisse, dérape par rapport à l’intention qu’on avait, il dérape en italien comme en français, les mots toujours débordent, c’est le jeu, ce qu’il faut simplement c’est choisir entre les glissades, sentir quelle glissade française sera la plus fidèle à la glissade italienne. Elle comparait les mots à de vieux soldats au service de la langue depuis des siècles. Elle disait qu’ils ne nous arrivaient pas tout neufs, qu’ils avaient servi dans bien des batailles avant les nôtres. Que choisir un mot plutôt qu’un autre, c’était faire entrer dans son livre un vétéran avec toute une histoire, toute une mémoire, il ne fallait pas se tromper ou c’était la troupe entière des mots choisis jusque-là qui risquait de se trouver dépareillée » (p.84-85).
« Nous rappeler notre chance d’habiter pareil pays, la France, réserve de sites d’exception qu’un jour nous pourrions décider de visiter, même si en attendant nous continuons de filer en cinquième, fendant le décor à lentes ondulations, lents coups de volant, plis et déplis calmes des lignes des collines, danse lente et souple du paysage-tortue, balancement d’éléphant des montagnes et des plaines tout doucement déplacées » (p.108).
« J’ai réalisé qu’il ne se passerait rien. Qu’il n’y avait rien à attendre. Que toujours ainsi les semaines continueraient de passer, que le temps continuerait d’être cette lente succession d’années plus ou moins investies de projets, de désirs, d’enthousiasmes, de soirées plus ou moins vécues. De jours tantôt habités avec intensité, imagination, lumière, des jours pour ainsi dire pleins (…) Tantôt abandonnés de mauvais gré au soir venu trop tôt. Désertés par excès de fatigue ou de tracas. Perdus. Laissés vierges du moindre enthousiasme, de la moindre récréation, du moindre élan véritable. Jours sans souffle, concédés au soir trop tôt venu, à la nuit tombée malgré nos efforts pour différer notre défaite, et résignés alors nous marchons vers notre lit en nous jurant d’être plus rusés le lendemain – plus imaginatifs, plus éveillés, plus vivants » (p.131).
« Puis l’ivresse est retombée. Il était minuit passé. J’ai posé la toile que je venais de terminer à côté des autres. Je les ai examinées. J’ai repensé à ce que j’avais espéré au début : déposer sur la toile quelque chose comme le temps lui-même. Un petit pan de temps rendu sensible Sur toutes il y avait l’obstination. De la patience. Une infinie patience. Mais il manquait la grâce. C’était laborieux, sans souffle » (p.131).
» J’en ai voulu au soleil d’être si beau : les jours gris au moins on reste chez soi sans honte » (p.213).
Lu à Paris en décembre 2019
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