Yoga
Lectures

Yoga d’Emmanuel Carrère : un récit mosaïque

30 avril 2021

Yoga, c’est le petit dernier d’Emmanuel Carrère, publié aux Éditions POL. Je commence par la fin en vous confiant dès maintenant que j’ai aimé ce livre. Mais je confesse aussi que j’ai du mal à expliquer pourquoi et que ça partait plutôt mal.

Yoga est un livre sur le yoga, mais ce n’est pas vraiment un livre sur le yoga ! Phrase provocatrice mais qui résume bien ce qu’il en est. C’est un récit autobiographique que je qualifierais de « mosaïque » pour la juxtaposition et la pluralité des thèmes abordés. Un récit-thérapie qui m’a dans un premier temps peu convaincue, mais qui m’a finalement conquise.

 

Pourquoi ce livre ? 

 

Je dois être honnête : j’ai mis Yoga sur ma liste dès qu’il est sorti, sans même lire la quatrième de couverture. Yoga fait partie de ces livres que j’avais décidé de lire seulement parce que j’aime son auteur. Après Le Royaume, et D’autres vies que la mienne, je savais que je bondirai sur le prochain livre d’Emmanuel Carrère, quoi qu’il écrive.

C’est ainsi que je me suis retrouvée à lire ce livre, sans autre attente que celle de « lire du Carrère ».

 

Ça raconte quoi ? 

 

Emmanuel Carrère pratique le yoga et la méditation depuis toujours. Par curiosité et parce qu’il a pour objectif d’écrire un manuel de yoga, il décide de se retirer du monde dix jours durant, dans le Morvan. Silence, discipline et méditation rythmeront ses journées. L’occasion pour l’auteur de se livrer à un exercice d’introspection, lui qui souffre de bipolarité. Comme dans Le Royaume, on retrouve là un homme qui enquête. Qui en cherchant, cherche surtout à se trouver lui-même.

Cette retraite prend fin prématurément lorsque l’un de ses amis est victime de la tuerie de Charlie Hebdo. De là, on bascule dans un tout autre livre, globalement assez sombre. Il y est question de dépression, d’internement, de terrorisme et de crise migratoire. Ca fait beaucoup, me direz-vous … De fait, tout s’enchevêtre d’une manière assez décousue en apparence. Et il y a franchement de quoi perdre le lecteur en route.

 

La quatrième de couverture

 

 

Et le style dans tout ça ? 

 

C’est bien du Carrère !

Que j’aime cette écriture limpide, précise et juste ! La lecture est franchement agréable évoluant au rythme de mini-chapitres qui s’enchaînent à bonne cadence. Je n’ai tout simplement pas pu contrôler ce besoin irrépressible de tourner les pages.

 

Verdict 

 

Il ne faut pas chercher une logique à cet enchevêtrement d’histoires et de souvenirs, sinon on ressort forcément déçu de cette lecture. Et pourtant…

Lire ce livre, c’est un peu comme méditer. On pense partir sur une trame linéaire mais rien ne se passe comme prévu. L’esprit s’égare et erre dans une multitudes de petites pensées. D’où ce sentiment d’être devant une oeuvre « mosaïque », où plusieurs histoires sont mises bout à bout sans que cela ait beaucoup de sens, du moins à première vue.

Bien que la première partie ne m’ait pas captivée – pour tout dire je l’ai trouvée assez rasoir – je n’ai pas pu m’arrêter dans ma lancée. L’écriture d’Emmanuel Carrère a quelque chose de magnétique. Même lorsque l’on s’ennuie, on continue malgré tout à être aspiré par le livre. À en tourner les pages. C’est assez inexplicable et suffisamment rare pour être souligné.

Puis, lorsque s’opère le basculement, on retrouve ce qui plaît (ou pas) dans les livres d’Emmanuel Carrère. Un auteur qui met tout sur la table, à commencer par ses errements et ses fragilités, avec une réelle sincérité. Un portrait sans concession, impudique et réellement touchant, servi ça et là par des phrases désarmantes et des passages magnifiquement écrits.

 

Citations choisies 

 

« Mon seul vrai problème, et c’en est un, certes, mais tout de même un problème de nanti, étant un égo encombrant, despotique, dont j’aspirais à restreindre l’empire, et la méditation est précisément faite pour ça ». p.15

 

« Je sais que ces souvenirs n’ont d’intérêt que pour moi, pour Anne et pour les garçons, que nous sommes les quatre seules personnes au monde qu’ils puissent faire sourire ou pleurer, mais tant pis, tant pis, lecteur, il faut supporter que les auteurs racontent ce genre de choses et ne les coupent pas en se relisant, comme il serait raisonnable, parce qu’elles leur sont précieuses et qu’on écrit aussi pour les sauver ». p.25

 

« Le yoga est l’arrêt des fluctuations mentales ». p.77

 

« Tu sais pourquoi je me suis mis à pleurer, tout à l’heure ? Pas parce que tu vas partir, ça on s’en arrangera, mais parce que j’ai pensé que tu allais mourir. Ce n’était pas la peur qu’il t’arrive un accident, seulement l’évidence qu’un jour, comme tout le monde, tu mourras. J’espère tard, j’espère vieille, j’espère après moi, mais si tard que ce soit un jour le monde existera sans toi. Et ça m’a fait pleurer parce que je ne connais personne d’aussi vivant que toi, parce que tu es pour moi le visage de la vie ». p.185

 

« J’ai une conviction, une seule, concernant la littérature, enfin le genre de littérature que je pratique : c’est le lieu où on ne ment pas. C’est l’impératif absolu, tout le reste est accessoire, et à cet impératif je pense m’être toujours tenu. Ce que j’écris est peut-être narcissique et vain mais je ne mens pas. Ce qui me traverse, ce que je pense, ce que je suis, qui ne donne certes pas motif à pavoiser, je peux affirmer tranquillement devant le tribunal des anges que je l’écris sans hypocrisie ». p.186

 

« Tout ce dont je m’apprêtais à parler sur le ton apaisé d’un qui chemine avec confiance vers l’état de quiétude et d’émerveillement se présente aujourd’hui dans une lumière crue et cruelle, une lumière d’aube livide et d’exécution capitale dont je ne peux m’empêcher de croire qu’elle est vraie, plus vraie que celle du grand jour qui chasse les mauvais rêves ».  p.195

 

« Et je suis certain que cela peut être un bon livre, un livre nécessaire, celui qui ferait tenir ensemble ces deux pôles : une longue aspiration à l’unité, à la lumière, à l’empathie, et la puissante attraction opposée de la division, de l’enfermement en soi, du désespoir. Ce tiraillement est plus ou moins l’histoire de tous les hommes, il se trouve que chez moi il prend ce tour extrême, pathologique, mais puisque je suis écrivain je peux en faire quelque chose. Je dois en faire quelque chose. » p.197

 

« On continue à ne pas mourir tant qu’on peut. On continue à ne pas mourir, mais le coeur n’y est plus. On n’y croit plus. On croit qu’on a épuisé son crédit et que plus rien n’arrivera. Un jour, pourtant, quelque chose arrive ». p.390

 

« Je sais que je ne lui échapperai pas, mais ce jour-là je m’en fous, ce jour-là je suis pleinement heureux d’être vivant ». p.392

 

 

Que lire du même auteur ?

 

  • Le Royaume (passionnant récit mené comme une enquête)
  • D’autres vies que la mienne (difficile, magnifique et que j’ai vraiment beaucoup aimé)

 

Lu à Saint Germain en Laye – Avril 2021

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