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L’homme peuplé de Franck Bouysse : un roman d’ambiance très réussi

28 octobre 2022

« Le problème avec ceux qui aiment un livre, c’est qu’ils finissent par aimer son auteur, sans réserve », écrit Franck Bouysse. Finement observé ! Car oui, depuis Né d’aucune femme, on peut sans exagérer me classer dans le groupe des inconditionnelles de Franck Bouysse. Vous me connaissez, je ne suis pas particulièrement les injonctions des rentrées littéraires. Pourtant, je n’ai pas résisté au plaisir de tout arrêter quand L’homme peuplé est sorti, pour me jeter dessus. Et, sans surprise, j’ai beaucoup aimé !

 

Pourquoi ce livre ?

 

Tout simplement parce que Franck Bouysse !

 

La quatrième de couverture

 

 » Harry, romancier à la recherche d’un nouveau souffle, achète sur un coup de tête une ferme à l’écart d’un village perdu. C’est l’hiver. La neige et le silence recouvrent tout. Les conditions semblent idéales pour se remettre au travail. Mais Harry se sent vite épié, en proie à un malaise grandissant devant les événements étranges qui se produisent. Serait-ce lié à son énigmatique voisin, Caleb, guérisseur et sourcier ? Quel secret cachent les habitants du village ? Quelle blessure porte la discrète Sofia qui tient l’épicerie ? Quel terrible poids fait peser la mère de Caleb sur son fils ? Entre sourcier et sorcier, il n’y a qu’une infime différence. Au fil d’un récit où se mêlent passé et présent, réalité apparente et paysages intérieurs, Franck Bouysse trame une stupéfiante histoire des fantômes qui nourrissent l’écriture et la création ».

 

Ça raconte quoi ? 

 

Harry, auteur d’un roman à succès, achète sans la voir une vieille bicoque au passé trouble dans une campagne reculée. Pétri par le doute et incapable d’écrire le nouveau roman que le public attend de lui, il compte sur cette retraite, dans le silence et le dépouillement, pour retrouver l’inspiration. C’est sans compter la présence inquiétante d’un énigmatique voisin, et les secrets que tout un village semble déterminé à lui cacher.

L’homme peuplé est ce que je qualifierais de roman rural d’ambiance, dans lequel tous les sens du lecteur sont mis en éveil. Dans cette campagne enneigée, le tempo est lent et l’action passe au second plan. Au coeur de l’histoire, on assiste au face à face à distance entre deux hommes que tout semble opposer. Pourtant, chacun d’eux vit avec ses fantômes et ses blessures.

Un livre plein d’humanité sur la vie paysanne, chère au coeur de Franck Bouysse, qui signe avec L’homme peuplé un émouvant éloge de la simplicité du monde rural. C’est aussi un merveilleux roman sur le rapport à l’autre, l’acceptation du passé et les ressorts de la création littéraire.

 

Et le style dans tout ça ?

 

Toujours cette plume fluide, travaillée et tellement puissante. Une écriture poétique, magnétique et lumineuse.

 

Verdict ?

 

J’ai beaucoup aimé L’homme peuplé. Moins que Né d’aucune femme qui reste mon préféré, mais bien plus que Buveurs de ventJe l’ai aimé pour trois grandes raisons.

D’abord et toujours pour la beauté de cette écriture qui me subjugue livre après livre. Ces phrases qui au détour d’une scène banale vous cueillent, vous retournent, vous arrachent les larmes … Franck Bouysse n’écrit pas franchement des livres marrants. On peut même dire qu’ils sont tous assez sombres. Pourtant, sa plume est lumineuse, son écriture poétique, son style du miel pour le lecteur. Quelle que soit l’histoire, on ne peut qu’être conquis.

 

« Depuis cet instant, elle avait acquis la certitude que le beau vous arrive sans qu’on l’attende, sous une forme non imaginée, à la manière d’une coulée de lumière dans laquelle on est pris ; et qu’on y peut rien, qu’il est trop tard ».

 

Ensuite, parce que le propos est juste, l’histoire bien menée et l’ambiance extrêmement bien retranscrite. Franck Bouysse parvient en effet avec un décor minimaliste et très peu d’action à créer une grande histoire. Le lecteur ressent une tension qui va crescendo et une atmosphère pesante, angoissante, presque irréelle qui, comme je l’écrivais plus haut, fait appel à tous ses sens. Jusqu’à l’apogée final … J’avais l’impression d’entendre Franck Bouysse lorsque je lisais ses lignes et me suis dit que j’aurais adoré entendre ce texte par la voix de son auteur, avec son accent si particulier.

Enfin, j’ai une tendresse très personnelle pour ce texte qui fait remonter à la surface les souvenirs que j’ai de la ferme de mes arrière-grands-parents, dans une campagne reculée similaire à celle qui sert de décor à L’homme peuplé. Avec ses descriptions d’une vie paysanne semblant venir d’un autre âge, mais qui subsiste encore dans certaines de nos provinces, Franck Bouysse fait exister ces coins de France, dont personne ne parle jamais. Un hommage magnifique et nécessaire.

Bref, un excellent roman d’ambiance à lire lors des longues soirées d’hiver, à la lumière d’un simple feu de bois qui craque dans la cheminée. Un flambeau dans la nuit ténébreuse et froide…

 

Morceaux choisis 

 

« Sarah disant peu, mais lorsqu’elle disait, on se doutait que c’était important. Disait (…) que la haine n’est pas une arme létale, mais du sel incrusté sous la peau. Elle disait des choses qu’un enfant ne peut comprendre, qu’un adolescent n’entend pas et qu’un adulte ressasse le restant de sa vie ».

 

« Le problème avec ceux qui aiment un livre, c’est qu’ils finissent par aimer son auteur, sans réserve. Harry s’était senti redevable d’une dette contractée par l’homme, alors que le romancier n’aurait jamais dû entrer dans ce jeu. Il avait perdu le sens de sa vie d’avant, cette vie qui lui avait permis d’écrire l’Aube noire, d’ajouter une vie supplémentaire à son existence, le pouvoir de la littérature, de l’art en général. Il était désormais trop tard pour faire machine arrière, pour partir à la recherche d’une autre vérité ».

 

« Les grands livres ont ce pouvoir là, de modifier la trajectoire du lecteur à chaque lecture, de maîtriser le temps, en déployant l’espace, de faire en sorte que rien ne s’est véritablement produit, qu’à tout moment peuvent surgir de nouvelles montagnes et de nouveaux abysses. Le temps révolu n’est dès lors plus une succession de moments déjà vécus, mais une suite insoupçonnée de rapports au monde. Harry se nourrissait dans l’espoir de récupérer quelques pierres supplémentaires glanées au fil de ses lectures, nécessaires à la poursuite de la construction de sa propre maison. Cinq ans maintenant que Harry n’a pas posé la moindre pierre, qu’il explore en vain la vacuité de son esprit immobile ».

 

« Harry a toujours le regard figé sur la montre de ce grand-père inconnu, cette montre qui ne sera jamais sa montre. En lui faisant ce cadeau, sa mère lui avait offert « le mausolée de tout espoir et de tout désir ». Le cadran a jauni avec les années. Les aiguilles dorées semblent se déplacer dans une eau saumâtre, non vers le futur, mais au contraire vers un temps abandonné aux portes d’un passé refoulé. Et ce tic-tac, comme le bégaiement d’une réalité ne pouvant qu’être vaincue par la mort. Parce que entre oublier et conquérir, il n’y a pas d’espace, deux projets qu’on ne parvient jamais à mener à bien, sinon en disparaissant, en s’extirpant de cette maudite substance épaisse et glauque, inaltérable, sans laquelle nous serions des êtres magnifiques, libres et sans orgueil, exempts de la crainte de mourir ».

 

« La neige blanche endeuille l’aube noire ».

 

« Pour la première fois, Harry a le sentiment d’appartenir à ce pays, maintenant qu’il a accepté de croire aux fantômes qui le peuplent. Il a enfin retrouvé le doute sublime qui l’efface et l’invente. Par les mots et la grâce des mots, par ce qu’il voit, par ce qu’il sent, et qui devient ».

 

 

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Lu dans le RER entre Saint Germain en Laye et Auber en septembre 2022

 

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